La toupie
La toupie
LA TOUPIE Par abdelkrim BENDAHOU
La toupie
Je serrais les deux grosses pièces de 5 francs dans ma main. Une grosse dame demanda à l’épicier une boite de fromage …C’était mon tour ..A ce moment un jeune homme entra dans la boutique et commença à discuter avec Monsieur Bay le commerçant…M Bay tenait boutique dans le quartier européen du village …Nous les indigènes nous avions nos boutiques dans nos quartiers …Mais Monsieur Bay avait reçu une livraison de toupies et la mienne était cassée…Il me fallait à tout prix une neuve parce que la « saison des toupies » commençait demain…Elle pouvait durer une semaine comme elle pourrait durer un mois…Chaque jeu avait sa « période » . ça commençait avec les billes et se terminait par les noyaux .
Mon oncle m’avait donné ces deux grosses pièces pendant les fêtes de l’Aid. Je les ai cachées sur l’étagère de la cuisine. Elles étaient là, les deux pièces ,dans la paume de ma main … D’autres clients arrivèrent…Monsieur Bay s’affairait à les satisfaire. A vrai dire, c’était un brave homme… Je m’agrippais au comptoir qui était assez haut pour que M Bay me voie …Mais à ce moment, deux instituteurs entrèrent dans la boutique. L’un d’eux jeta un regard sur moi…Je me faisais tout petit… Je baissais la tête de peur qu’il ne me reconnaisse et dirait à Monsieur Bartel qui était mon maître d’école que je ne révisais pas mes leçons et que je passais mes journées à flâner dans les boutiques…Alors .monsieur Bartel me ferait passer au tableau et me poserait des questions … Et si par hasard, je ne saurais pas répondre, il me mettrait le chapeau d’âne et je devrais passer dans toutes les classes pour que tous sachent que suis un cancre…
Heureusement pour moi, ils ne trouvèrent pas ce qu’ils cherchaient et sortirent sans se soucier de ma présence…
Maintenant je suis seul dans la boutique …
« Qu’est ce que tu veux mon fils » me lança de sous son béret basque et d’un air débonnaire ce brave Mr Bay.
. « Je voudrais une toupie s’il vous plait» et je lançais les deux pièces qui roulèrent sur le comptoir.
Il m’apporta une belle toupie et me rendit une pièce…
« Merci Monsieur Bay » m’écriai-je heureux en sortant de la boutique.
Le soleil allait se coucher…La grande rue était déserte .Pas âme qui vive. Je marchais d’un pas rapide... Je sentais mon cœur battre dans ma poitrine .Le vide … Eh oui, c’était l’heure du couvre feu …Je n’avais pas pris conscience du temps qui passait…Comment allais-je faire pour traverser tout le quartier européen et une grande partie du village nègre et arriver chez moi sans que les soldats qui patrouillaient ne me voient.
« Ils tirent sur tout ce qui bouge …même sur un chat» disaient les gens du village Nous avions à plusieurs reprises entendu des rafales d’armes automatiques déchirer le silence de la nuit…Je courus quelques mètres en longeant les murs et je me plaquai contre une porte ou sous une charrette … Mes jambes tremblaient…J’arrivai à la limite du quartier européen et je m’engouffrai dans l’oued qui traverse le village en le coupant en deux ….Je reprenais mon souffle …J’avais peur…A un moment ,j’ai senti que quelqu’un avait donné l’ordre de tirer…Un silence sidéral enveloppait le village ...J’attendais la salve qui ne vint pas
« Je vais courir dans l’oued jusqu’à la boutique Moulay Djillali ,ensuite jusqu’à la maison de Mma Goumana .Là je sortirais de l’oued et je foncerais vers notre maison »
C’est ce que je fis en ressentant toujours cette peur panique chaque fois que je sortais du trou dans lequel je me cachais.
J’arrivai enfin devant la porte de bois que je poussai …Heureusement, elle était ouverte…Je m’engouffrai soulagé mais à ce moment je sentis une rafale dans la nuque …Je tombais…
Avais-je perdu connaissance ? J’entendais ma grand-mère qui disait à mon père. « Mais tu veux le tuer. Il n’a que dix ans et ne sais pas ce qui se passe …Le couvre feu… peuh…Ce serait lâche de tirer sur un enfant »
Je sus par la suite, qu’inquiet de mon retard, mon père m’avait attendu derrière la porte et dès que je fus l’intérieur, il m’asséna un coup avec sa canne que je redoutais tant… »
Je sentais encore cette douleur atroce dans le dos mais j’étais vivant, bien vivant… Je cherchais au fond de ma poche …La toupie était toujours là…